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Nicolas Machiavel au Magnifique Laurent fils de Pierre de Médicis
Ceux qui ambitionnent d'acquérir les bonnes grâces d'un prince ont ordinairement coutume de lui offrir, en l'abordant, quelques-unes des choses qu'ils estiment le plus entre celles qu'ils possèdent, ou auxquelles ils le voient se plaire davantage. ainsi on lui offre souvent des chevaux, des armes, des pièces de drap d'or, des pierres précieuses, et d'autres objets semblables, dignes de sa grandeur.
Désirant donc me présenter à Votre Magnificence avec quelque témoignage de mon dévouement, je n'ai trouvé, dans tout ce qui m'appartient, rien qui me soit plus cher ni plus précieux que la connaissance des actions des hommes élevés en pouvoir, que j'ai acquise, soit par une longue expérience des affaires des temps modernes, soit par une étude assidue de celle des temps anciens, que j'ai longuement roulée dans ma pensée et très attentivement examinée, et qu'enfin j'ai rédigé dans un petit volume que j'ose adresser aujourd'hui à Votre Magnificence.
Quoique je regarde cet ouvrage comme indigne de paraître devant vous, j'ai confiance que votre indulgence daignera l'agréer, lorsque vous voudrez bien songer que le plus grand présent que je pusse vous faire était de vous donner le moyen de connaître en très peu de temps ce que je n'ai appris que dans un long cours d'années, et au prix de beaucoup de peine et de dangers. […]
Je demande d'ailleurs que l'on ne me taxe point de présomption si, simple particulier, et même d'un rang inférieur, j'ai osé discourir du gouvernement des princes et en donner des règles. De même que ceux qui veulent dessiner un paysage descendent dans la plaine pour obtenir la structure et l'aspect des montagnes et des lieux élevés, et montent au contraire sur les hauteurs lorsqu'ils ont à peindre les plaines: de même, pour bien connaître le naturel des peuples, il est nécessaire d'être prince; et pour bien connaître les princes, il faut être peuple.
Que votre Magnificence accepte donc ce modique présent dans le même esprit que je le lui adresse. Si elle l'examine et le lit avec attention, elle y verra éclater partout l'extrême désir que j'ai de la voir parvenir à cette grandeur que lui promettent la fortune et ses autres qualités. Et si Votre Magnificence, du faîte de son élévation, abaisse quelquefois ses regards sur ce qui est au-dessous d'elle, elle verra combien peu j'ai mérité d'être la victime continuelle d'une fortune injuste et rigoureuse.
Chapitre I : Combien il y a de sortes de principautés, et par quels moyens on peut les acquérir.
Tous les États, toutes les dominations qui ont tenu et tiennent encore les hommes sous leur empire, ont été et sont ou des républiques ou des principautés.
Les principautés sont ou héréditaires ou nouvelles.
Les héréditaires sont celles qui ont été longtemps possédées par la famille de leur prince.
Les nouvelles ou le sont tout à fait, comme Milan le fut pour Francesco Sforza, ou elles sont comme membres ajoutés aux États héréditaires du prince qui les a acquis ; et tel a été le royaume de Naples à l'égard du roi d'Espagne.
D'ailleurs, les États acquis de cette manière étaient accoutumés ou à vivre sous un prince ou à être libres : l'acquisition en a été faite avec les armes d'autrui, ou par celles de l'acquéreur lui-même, ou par la faveur de la fortune, ou par l'ascendant de la vertu.
Chapitre II à VIII [Après avoir déterminé combien il y a de sortes de principautés et par quels moyens on peut les acquérir, Machiavel étudie plus particulièrement chacune d'elle:
Les principautés héréditaires (ch. II)
Les principautés nouvelles et mixtes (ch. III à VI)
Il étudie également différents cas selon le mode d'acquisition des états conquis:
Par ses propres armes (ch. VI)
Par les armes d'autrui (ch. VII)
Par la scélératesse (ch. VIII)]
Chapitre IX De la principauté civile
[Dans le chapitre IX, Machiavel examine ce qu'il appelle les principautés civiles, c'est-à-dire les principautés fondées sur la volonté des citoyens. Elles s'opposent à celles fondées sur la ruse ou la violence et requiert à la fois une certaine bonne fortune, c'est-à-dire un concours de circonstances favorables, et de la virtu, c'est-à-dire l'intelligence de ces circonstances et la volonté de les exploiter. C'est ce que Machiavel appelle «une adresse heureuse». On est élevé à cette sorte de principauté, ou par la faveur du peuple, ou par la faveur des grands. C'est l'occasion pour Machiavel d'affirmer sa méfiance à l'égard des grands et l'importance qu'il accorde en politique à la volonté du peuple.]
Parlons maintenant du particulier devenu prince de sa patrie, non par la scélératesse ou par quelque violence atroce, mais par la faveur de ses concitoyens : c'est ce qu'on peut appeler principauté civile, à laquelle on parvient, non par la seule habileté, non par la seule vertu, mais plutôt par une adresse heureuse.
[...]
Le prince élevé par les grands a plus de peine à se maintenir que celui qui a dû son élévation au peuple. Le premier, effectivement, se trouve entouré d'hommes qui se croient ses égaux, et qu'en conséquence il ne peut ni commander ni manier à son gré ; le second, au contraire, se trouve seul à son rang, et il n'a personne autour de lui, ou presque personne, qui ne soit disposé à lui obéir. De plus, il n'est guère possible de satisfaire les grands sans quelque injustice, sans quelque injure pour les autres ; mais il n'en est pas de même du peuple, dont le but est plus équitable que celui des grands. Ceux-ci veulent opprimer, et le peuple veut seulement n'être point opprimé. Il est vrai que si le peuple devient ennemi, le prince ne peut s'en assurer, parce qu'il s'agit d'une trop grande multitude ; tandis qu'au contraire la chose lui est très aisée à l'égard des grands, qui sont toujours en petit nombre. Mais, au pis aller, tout ce qu'il peut appréhender de la part du peuple, c'est d'en être abandonné, au lieu qu'il doit craindre encore que les grands n'agissent contre lui; car, ayant plus de prévoyance et d'adresse, ils savent toujours se ménager de loin des moyens de salut, et ils cherchent à se mettre en faveur auprès du parti auquel ils comptent que reviendra la victoire. Observons, au surplus, que le peuple avec lequel le prince doit vivre est toujours le même, et qu'il ne peut le changer ; mais que, quant au grands, le changement est facile ; qu'il peut chaque jour en faire, en défaire; qu'il peut à son gré, ou accroître ou faire tomber leur crédit.
[...]
Chapitre X Comment, dans toute espèce de principauté, on doit mesurer ses forces
[Ce chapitre porte plus sur une question de stratégie que sur la politique proprement dite : un prince ne doit pas surestimer ses forces. Il doit évaluer s'il a assez d'hommes et d'argent pour entretenir une armée assez forte pour défendre son état contre une attaque extérieure. Si ce n'est pas le cas, il doit s'assurer d'avoir la confiance de ses sujets et défendre en priorité sa capitale.]
Chapitre XI Des principautés ecclésiastiques
[Machiavel considère le cas des principautés ecclésiastiques, c'est-à-dire des états religieux, et conclut que ces états ne diffèrent en rien des autres. Il n'y a pas pour Machiavel de pouvoir de «droit divin». Il prône même la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel (séparation de l'église et de l'état). Pour lui, la religion en politique n'est qu'une des forces en présence dont il faut tenir compte et dont il faut savoir se servir habilement comme moyen de domination. Cette position lui vaudra la condamnation par les autorités religieuses qui accuseront Le Prince d'avoir été écrit «avec la main du diable».]
Chapitre XII Combien il y a de sortes de milices et de troupes mercenaires
[Les chapitres XII à XIV sont consacrés à la question militaire.
Pour Machiavel, la politique, c'est la guerre et pas seulement, comme le dira plus tard Karl von Clausewitz, «la continuation de la politique par d'autres moyens».
Le prince fait la guerre pour accéder au pouvoir et il fait la guerre pour s'y maintenir. D'où l'importance du pouvoir militaire comme base de toute autorité politique. Le prince doit disposer de " bonnes armes " et il doit cultiver «l'art de la guerre».
Mais qu'est-ce que de bonnes armes?
Les «armes» (la puissance militaire) doivent être «propres», c'est-à-dire être une armée de citoyens. Au XVe siècle, les cités italiennes n'entretenaient généralement pas d'armée permanente. Elles engageaient des mercenaires (les «condottieres»). Machiavel voit là la cause de leur faiblesse. En effet, écrit-il, «Le prince dont le pouvoir n'a pour appui que des troupes mercenaires ne sera jamais ni assuré ni tranquille: car de telles troupes sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles, hardies envers les amis, lâches contre les ennemis.» C'est pourquoi, alors qu'il était secrétaire de la deuxième chancellerie de la république de Florence, Machiavel avait lui-même organisé la milice nationale.]
J'ai parlé des qualités propres aux diverses sortes de principautés sur lesquelles je m'étais proposé de discourir; j'ai examiné quelques-unes des causes de leur mal ou de leur bien-être; j'ai montré les moyens dont plusieurs se sont servis, soit pour les acquérir, soit pour les conserver; il reste maintenant à les considérer sous le rapport de l'attaque et de la défense.
J'ai dit ci-dessus combien il est nécessaire à un prince que son pouvoir soit établi sur de bonnes bases, sans lesquelles il ne peut manquer de s'écrouler. Or, pour tout État, soit ancien, soit nouveau, soit mixte, les principales bases sont de bonnes lois et de bonnes armes. Mais comme là où il n'y a point de bonnes armes, il ne peut y avoir de bonnes lois, et qu'au contraire il y a de bonnes lois là où il y a de bonnes armes, ce n'est que des armes que j'ai ici dessein de parler.
Je dis donc que les armes qu'un prince peut employer pour la défense de son État lui sont propres, ou sont mercenaires, ou mixtes, et que les mercenaires et les auxiliaires sont non seulement inutiles, mais même dangereuses.
[...]
Chapitre XIII Des troupes auxilliaires, mixtes et propres
[Machiavel met en garde contre les troupes auxiliaires, c'est-à-dire les armées alliées, dont la fiabilité est fragile.]
Chapitre XIV Des fonctions qui appartiennent au prince, par rapport à la milice.
La guerre, les institutions et les règles qui la concernent sont le seul objet auquel un prince doive donner ses pensées et son application, et dont il lui convienne de faire son métier : c'est là la vraie profession de quiconque gouverne, et par elle, non seulement ceux qui sont nés princes peuvent se maintenir, mais encore ceux qui sont nés simples particuliers peuvent souvent devenir princes. C'est pour avoir négligé les armes, et leur avoir préféré les douceurs de la mollesse, qu'on a vu des souverains perdre leurs États. Mépriser l'art de la guerre, c'est faire le premier pas vers sa ruine; le posséder parfaitement, c'est le moyen de s'élever au pouvoir. Ce fut par le continuel maniement des armes que Francesco Sforza parvint de l'état de simple particulier au rang de duc de Milan; et ce fut parce qu'ils en avaient craint les dégoûts et la fatigue que ses enfants tombèrent du rang de duc à l'état de simples particuliers.
Une des fâcheuses conséquences, pour un prince, de la négligence des armes, c'est qu'on vient à le mépriser; abjection de laquelle il doit sur toute chose se préserver, comme je le dirai ci-après. Il est, en effet, comme un homme désarmé, entre lequel et un homme armé la disproportion est immense. Il n'est pas naturel non plus que le dernier obéisse volontiers à l'autre; et un maître sans armes ne peut jamais être en sûreté parmi des serviteurs qui en ont: ceux-ci sont en proie au dépit, l'autre l'est aux soupçons; et des hommes qu'animent de tels sentiments ne peuvent pas bien vivre ensemble. Un prince qui n'entend rien à l'art de la guerre peut-il se faire estimer de ses soldats et avoir confiance en eux? Il doit donc s'appliquer constamment à cet art, et s'en occuper principalement durant la paix, ce qu'il peut faire de deux manières, c'est-à-dire en y exerçant également son corps et son esprit.
[...]
Chapitre XV Des choses pour lesquelles tous les hommes, et surtout les princes, sont loués ou blâmés.
Il reste à examiner comment un prince doit en user et se conduire soit envers ses sujets, soit envers ses amis. Tant d'écrivains en ont parlé, que peut-être on me taxera de présomption si j'en parle encore; d'autant qu'en traitant cette matière je vais m'écarter de la route commune. Mais, dans le dessein que j'ai d'écrire des choses utiles pour celui qui me lira, il m'a paru qu'il valait mieux m'arrêter à la réalité des choses que de me livrer à certaines spéculations.
Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles qu'on n'en a jamais vu ni connu. Mais à quoi servent ces imaginations? Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu'en n'étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se conserver; et celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants.
Il faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité.
Laissant, par conséquent, tout ce qu'on a pu imaginer touchant les devoirs des princes et m'en tenant à la réalité, je dis qu'on attribue à tous les hommes, quand on en parle, et surtout aux princes, qui sont plus en vue, quelqu'une des qualités suivantes, qu'on cite comme un trait caractéristique, et pour laquelle on les loue ou on les blâme. Ainsi l'un est réputé généreux et un autre misérable (je me sers ici d'une expression toscane, car, dans notre langue, l'avare est celui qui est avide et enclin à la rapine et nous appelons misérable (misero) celui qui s'abstient trop d'user de son bien); l'un est bienfaisant, et un autre avide; l'un cruel, et un autre compatissant; l'un sans foi et un autre fidèle à sa parole; l'un efféminé et craintif, un autre ferme et courageux; l'un débonnaire, et un autre orgueilleux; l'un dissolu, et un autre chaste ; l'un franc, et un autre rusé; l'un dur, et un autre facile ; l'un grave, et un autre léger; l'un religieux, et un autre incrédule, etc.
Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens d'énoncer se trouvassent réunies dans un prince. Mais comme cela n'est guère possible, et que la condition humaine ne le comporte point, il faut qu'il ait au moins la prudence de fuir ces vices honteux qui lui feraient perdre ses États. Quant aux autres vices, je lui conseille de s'en préserver, s'il le peut; mais s'il ne le peut pas, il n'y aura pas un grand inconvénient à ce qu'il s'y laisse aller avec moins de retenue; il ne doit pas même craindre d'encourir l'imputation de certains défauts, sans lesquels il lui serait difficile de se maintenir; car, à bien examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est d'autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son bien-être.
Chapitre XVI De la libéralité et de l'avarice
[Quelles doivent êtres les qualités du prince? Doit-il être libéral (généreux de ses biens) ou avare (parcimonieux)? Voici la conclusion de Machiavel.]
Enfin, la libéralité, plus que toute autre chose, se dévore elle-même; car, à mesure qu'on l'exerce, on perd la faculté de l'exercer encore : on devient pauvre, méprisé, ou bien rapace et odieux. Le mépris et la haine sont sans doute les écueils dont il importe le plus aux princes de se préserver. Or, la libéralité conduit infailliblement à l'un et à l'autre. Il est donc plus sage de se résoudre à être appelé avare, qualité qui n'attire que du mépris sans haine, que de se mettre, pour éviter ce nom, dans la nécessité d'encourir la qualification de rapace, qui engendre le mépris et la haine tout ensemble.
Chapitres XVII De la cruauté et de la clémence, et s'il vaut mieux être aimé que craint
Continuant à suivre les autres qualités précédemment énoncées, je dis que tout prince doit désirer d'être réputé clément et non cruel. Il faut pourtant bien prendre garde de ne point user mal à propos de la clémence. César Borgia passait pour cruel, mais sa cruauté rétablit l'ordre et l'union dans la Romagne; elle y ramena la tranquillité et l'obéissance. On peut dire aussi, en considérant bien les choses, qu'il fut plus clément que le peuple florentin, qui, pour éviter le reproche de cruauté, laissa détruire la ville de Pistoia.
Un prince ne doit donc point s'effrayer de ce reproche, quand il s'agit de contenir ses sujets dans l'union et la fidélité. En faisant un petit nombre d'exemples de rigueur, vous serez plus clément que ceux qui, par trop de pitié, laissent s'élever des désordres d'où s'ensuivent les meurtres et les rapines; car ces désordres blessent la société tout entière, au lieu que les rigueurs ordonnées par le prince ne tombent que sur des particuliers.
Mais c'est surtout à un prince nouveau qu'il est impossible de faire le reproche de cruauté, parce que, dans les États nouveaux, les dangers sont très multipliés.
C'est cette raison aussi que Virgile met dans la bouche de Didon, lorsqu'il lui fait dire, pour excuser la rigueur de son gouvernement :
Res dura et regni novitas me talia cogunt
Moliri, et latèfines custode tueri.
Virgile, AEneid, lib. I.
Il doit toutefois ne croire et n'agir qu'avec une grande maturité, ne point s'effrayer lui-même,
et suivre en tout les conseils de la prudence, tempérés par ceux de l'humanité; en sorte qu'il ne soit point imprévoyant par trop de confiance, et qu'une défiance excessive ne le rende point intolérable.
Sur cela s'est élevée la question de savoir: S'il vaut mieux être aimé que craint, ou être craint qu'aimé?
On peut répondre que le meilleur serait d'être l'un et l'autre. Mais comme il est très difficile que les deux choses existent ensemble, je dis que, si l'une doit manquer, il est plus sûr d'être craint que d'être aimé. On peut, en effet, dire généralement des hommes qu'ils sont ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants devant les dangers et avides de gain; que, tant que vous leur faites du bien, ils sont à vous; qu'ils vous offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, tant, comme je l'ai dit, que le péril ne s'offre que dans l'éloignement; mais que, lorsqu'il s'approche, ils se détournent bien vite. Le prince qui se serait entièrement reposé sur leur parole, et qui, dans cette confiance, n'aurait point pris d'autres mesures, serait bientôt perdu, car toutes ces amitiés, achetées par des largesses, et non accordées par générosité et grandeur d'âme, sont quelquefois, il est vrai, bien méritées, mais on ne les possède pas effectivement; et, au moment de les employer, elles manquent toujours. Ajoutons qu'on appréhende beaucoup moins d'offenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre; car l'amour tient par un lien de reconnaissance bien faible pour la perversité humaine, et qui cède au moindre motif d'intérêt personnel; au lieu que la crainte résulte de la menace du châtiment, et cette peur ne s'évanouit jamais.
Cependant le prince qui veut se faire craindre doit s'y prendre de telle manière que, s'il ne gagne point l'affection, il ne s'attire pas non plus la haine; ce qui, du reste, n'est point impossible; car on peut fort bien tout à la fois être craint et n'être pas haï; et c'est à quoi aussi il parviendra sûrement en s'abstenant d'attenter, soit aux biens de ses sujets soit à l'honneur de leurs femmes. S'il faut qu'il en fasse périr quelqu'un, il ne doit s'y décider que quand il y en aura une raison manifeste, et que cet acte de rigueur paraîtra bien justifié. Mais il doit surtout se garder, avec d'autant plus de soin, d'attenter aux biens, que les hommes oublient plutôt la mort d'un père même, que la perte de leur patrimoine, et que d'ailleurs il en aura des occasions plus fréquentes. Le prince qui s'est une fois livré à la rapine trouve toujours, pour s'emparer du bien de ses sujets, des raisons et des moyens qu'il n'a que plus rarement pour répandre leur sang.
C'est lorsque le prince est à la tête de ses troupes, et qu'il commande à une multitude de soldats, qu'il doit moins que jamais appréhender d'être réputé cruel; car, sans ce renom, on ne tient point une armée dans l'ordre et disposée à toute entreprise.
[… Machiavel donne quelques exemples historiques, dont celui d'Hannibal, qui avait su inspirer à la fois vénération et terreur. Et Machiavel fait remarquer à son sujet: "Ils avaient donc bien peu réfléchi, ces écrivains qui, en célébrant d'un côté les actions de cet homme illustre, ont blâmé de l'autre ce qui en avait été la principale cause."]
Revenant donc à la question dont il s'agit, je conclus que les hommes, aimant à leur gré, et craignant au gré du prince, celui-ci doit plutôt compter sur ce qui dépend de lui, que sur ce qui dépend des autres: il faut seulement que, comme je l'ai dit, il tâche avec soin de ne pas s'attirer la haine.
Chapitre XVIII Comment les princes doivent tenir leur parole.
Chacun comprend combien il est louable pour un prince d'être fidèle à sa parole et d'agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l'emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite.
On peut combattre de deux manières: ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l'homme, la seconde est celle des bêtes; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l'autre: il faut donc qu'un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. C'est ce que les anciens écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu'Achille et plusieurs autres héros de l'Antiquité avaient été confiés au centaure Chiron, pour qu'il les nourrît et les élevât.
Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête, ils ont voulu signifier qu'un prince doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que l'une a besoin d'être soutenue par l'autre. Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion: car, s'il n'est que lion, il n'apercevra point les pièges; s'il n'est que renard, il ne se défendra point contre les loups; et il a également besoin d'être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles.
Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus: tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien; mais comme ils sont méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous tenir la vôtre? Et d'ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l'inexécution de ce qu'il a promis?
À ce propos on peut citer une infinité d'exemples modernes, et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d'accords de toute espèce devenus vains et inutiles par l'infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré.
Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c'est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l'art et de simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveuglés, si entraînés par le besoin du moment, qu'un trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse tromper.
Parmi les exemples récents, il en est un que je ne veux point passer sous silence.
Alexandre VI ne fit jamais que tromper; il ne pensait pas à autre chose, et il en eut toujours l'occasion et le moyen. Il n'y eut jamais d'homme qui affirmât une chose avec plus d'assurance, qui appuyât sa parole sur plus de serments, et qui les tint avec moins de scrupule: ses tromperies cependant lui réussirent toujours, parce qu'il en connaissait parfaitement l'art.
Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n'est pas bien nécessaire qu'un prince les possède toutes, mais il l'est qu'il paraisse les avoir. J'ose même dire que s'il les avait effectivement, et s'il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu'il lui est toujours utile d'en avoir l'apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère; il l'est même d'être tout cela en réalité: mais il faut en même temps qu'il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées.
On doit bien comprendre qu'il n'est pas possible à un prince, et surtout à un prince nouveau, d'observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu'il est souvent obligé, pour maintenir l'Etat, d'agir contre l'humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu'il ait l'esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent: il faut, comme je l'ai dit, que tant qu'il le peut il ne s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal.
Il doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de nommer; en sorte qu'à le voir et à l'entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d'humanité, d'honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d'avoir l'apparence: car les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez; peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n'osera point s'élever contre l'opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain.
Au surplus, dans les actions des hommes, et surtout des princes, qui ne peuvent être scrutées devant un tribunal, ce que l'on considère, c'est le résultat. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État: s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. Le vulgaire est toujours séduit par l'apparence et par l'événement : et le vulgaire ne fait-il pas le monde? Le petit nombre n'est écouté que lorsque le plus grand ne sait quel parti prendre ni sur quoi asseoir son jugement.
De notre temps, nous avons vu un prince qu'il ne convient pas de nommer, qui jamais ne prêcha que paix et bonne foi, mais qui, s'il avait toujours respecté l'une et l'autre, n'aurait pas sans doute conservé ses Etats et sa réputation.
Chapitre XIX Qu'il faut éviter d'être méprisé et haï
[C'est la conclusion sur ces considérations sur la moralité du prince et la façon dont un prince doit se conduire envers ses sujets et envers ses amis ...]
Chapitres XX à XXIII [Quelques conseils sur la conduites des affaires publiques :
* Utilité des forteresses (ch. XX)
* Comment gagner l'estime de ses sujets? (ch. XXI)
* Comment choisir ses collaborateurs et ses conseillers? (ch. XXII et XXIII)
...]
Chapitres XXIV Pourquoi les princes d'Italie ont perdu leurs états
[Les derniers chapitres analysent le cas particulier de l'Italie. Machiavel proclame ses convictions patriotiques en faveur de la libération et de l'unification de l'Italie. Le chapitre XXIV examine les causes de l'affaiblissement de l'Italie.]
Chapitre XXV Combien, dans les choses humaines, la fortune a de pouvoir, et comment on peut y résister.
Je n'ignore point que bien des gens ont pensé et pensent encore que Dieu et la fortune régissent les choses de ce monde de telle manière que toute la prudence humaine ne peut en arrêter ni en régler le cours: d'où l'on peut conclure qu'il est inutile de s'en occuper avec tant de peine, et qu'il n'y a qu'à se soumettre et à laisser tout conduire par le sort. Cette opinion s'est surtout propagée de notre temps par une conséquence de cette variété de grands événements que nous avons cités, dont nous sommes encore témoins, et qu'il ne nous était pas possible de prévoir: aussi suis-je assez enclin à la partager.
Néanmoins, ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien, j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre pouvoir. Je la compare à un fleuve impétueux qui, lorsqu'il déborde, inonde les plaines, renverse les arbres et les édifices, enlève les terres d'un côté et les emporte vers un autre: tout fuit devant ses ravages, tout cède à sa fureur; rien n'y peut mettre obstacle. Cependant, et quelque redoutable qu'il soit, les hommes ne laissent pas, lorsque l'orage a cessé, de chercher à pouvoir s'en garantir par des digues, des chaussées et autres travaux: en sorte que, de nouvelles crues survenant, les eaux se trouvent contenues dans un canal, et ne puissent plus se répandre avec autant de liberté et causer d'aussi grands ravages. Il en est de même de la fortune qui montre surtout son pouvoir là où aucune résistance n'a été préparée et porte ses fureurs là où elle sait qu'il n'y a point d'obstacle disposé pour l'arrêter.
Si l'on considère l'Italie, qui est le théâtre et la source des grands changements que nous avons vus et que nous voyons s'opérer, on trouvera qu'elle ressemble à une vaste campagne qui n'est garantie par aucune sorte de défense. Que si elle avait été prémunie, comme l'Allemagne, l'Espagne et la France, contre le torrent, elle n'en aurait pas été inondée, ou du moins elle n'en aurait pas autant souffert.
Me bornant à ces idées générales sur la résistance qu'on peut opposer à la fortune, et venant à des observations plus particularisées, je remarque d'abord qu'il n'est pas extraordinaire de voir un prince prospérer un jour et déchoir le lendemain, sans néanmoins qu'il ait changé, soit de caractère, soit de conduite. Cela vient, ce me semble, de ce que j'ai déjà assez longuement établi, qu'un prince qui s'appuie entièrement sur la fortune tombe à mesure qu'elle varie. Il me semble encore qu'un prince est heureux ou malheureux, selon que sa conduite se trouve ou ne se trouve pas conforme au temps où il règne. Tous les hommes ont en vue un même but: la gloire et les richesses; mais dans tout ce qui a pour objet de parvenir à ce but, ils n'agissent pas tous de la même manière: les uns procèdent avec circonspection, les autres avec impétuosité; ceux-ci emploient la violence,
ceux-là usent d'artifice; il en est qui sont patients, il en est aussi qui ne le sont pas du tout: ces diverses façons d'agir, quoique très différentes, peuvent également réussir. On voit d'ailleurs que de deux hommes qui suivent la même marche, l'un arrive et l'autre n'arrive pas; tandis qu'au contraire deux autres qui marchent très différemment, et, par exemple, l'un avec circonspection et l'autre avec impétuosité, parviennent néanmoins pareillement à leur terme: or d'où cela vient-il, si ce n'est de ce que les manières de procéder sont ou ne sont pas conformes aux temps? C'est ce qui fait que deux actions différentes produisent un même effet, et que deux actions pareilles ont des résultats opposés. C'est pour cela encore que ce qui est bien ne l'est pas toujours. Ainsi, par exemple, un prince gouverne-t-il avec circonspection et patience: si la nature et les circonstances des temps sont telles que cette manière de gouverner soit bonne, il prospérera; mais il décherra, au contraire, si la nature et les circonstances des temps changeant, il ne change pas lui-même de système.
Changer ainsi à propos, c'est ce que les hommes même les plus prudents ne savent point faire, soit parce qu'on ne peut agir contre son caractère, soit parce que, lorsqu'on a longtemps prospéré en suivant une certaine route, on ne peut se persuader qu'il soit bon d'en prendre une autre. Ainsi l'homme circonspect, ne sachant point être impétueux quand il le faudrait, est lui-même l'artisan de sa propre ruine. Si nous pouvions changer de caractère selon le temps et les circonstances, la fortune ne changerait jamais.
[...]
Chapitre XXVI Exhortation à délivrer l'Italie des barbares
[S'adressant aux Médicis, Machiavel les appelle à s'engager dans la lutte pour libérer l'Italie. ...]
Que votre illustre maison prenne donc sur elle ce noble fardeau avec le courage et cet espoir du succès qu'inspire une entreprise juste et légitime; que sous sa bannière, la commune patrie ressaisisse son ancienne splendeur, et que, sous ses auspices, ces vers de Pétrarque puissent enfin se vérifier!
Virtù contra furore
Prenderà l'arme, e fia'l combatter corto;
Che l'antico valore
Negl' italici cor non è ancor morto.
[Vaillance contre barbarie
Prendra les armes et tôt la vaincra;
Car l'antique valeur
N'est pas encore morte dans les coeurs italiens.]
Petrarca, Canz. XVI, V, 93-96